de 9h à 18h à la bibliothèque Patrimoniale de Bastia
Les canti corsi dans l’histoire de Niccolò Tommaseo. Journée d’étude internationale (en partenariat avec la bibliothèque patrimoniale Tommaso Prelà de Bastia, coordination scientifique Francis Beretti, Françoise Graziani, Jacques Thiers)
9h Accueil par Linda Piazza et Philippe Peretti
Matinée : Tommaseo et la Corse
Modérateur : Jacques Thiers
9h30 Annalisa Nesi, I Canti Corsi di Niccolò Tommaseo: leggere, rileggere, scavare
Lire et étudier les Canti corsi de Niccolò Tommaseo n’est jamais une tâche achevée. Les parcours de recherche que la lecture sollicite sont tellement nombreux que l’on est obligé de choisir. Je voudrais saisir l’occasion de cette rencontre pour éclairer et discuter les choix que j’ai faits pour organiser le commentaire historique, littéraire et linguistique de l’édition de 2021. A partir du texte de l’édition de 1841, l’unique édition dont aucune version manuscrite ni épreuves n’ont été conservées, jusqu’aux notules parsemées dans l’exemplaire imprimé possédé par l’auteur et conservé dans la Biblioteca Nazionale Centrale de Florence, on j’ai ressenti la nécessité de creuser davantage pour approfondir certains aspects déjà traités, parcourir de nouveaux itinéraires et répondre à certaines questions suscitées par une relecture à distance. Tommaseo corrige, annote, intègre, soit la langue italienne, soit les textes poétiques en corse, peut-être en vue d’une nouvelle édition. A ce propos, par exemple, à travers l’analyse détaillée des annotations, j’essaierai de comprendre si Tommaseo a un point de vue différent sur la langue italienne qu’il écrit et sur le corse des compositions qu’il transcrit, quand il relit ponctuellement son travail, en m’appuyant notamment sur une lettre de Salvatore Viale.
10h Françoise Graziani, Interrogations de Tommaseo sur « l’absence de poésie historique » en Corse
« Poesia storica propriamente la Corsica non ha » : à ce postulat, qui apparemment ne le surprend qu’à moitié, Tommaseo trouve une explication historique, tout en s’interrogeant sur les formes originales que prennent dans la Corse de son temps les traditions poétiques épiques et narratives, si développées depuis l’Antiquité dans la culture “populaire” italique et méditerranéenne. Il consacre ainsi plusieurs chapitres (CXXI-CXXIX de l’éd. Nesi 2020) à diverses variations de ce type de chant inclassable, composé par des poètes qui sont parfois des illettrés mais peuvent même être des notables (non di gente in tutto illetterata, pure notabili), et qui témoigne de ce qui subsiste dans la mémoire collective de l’héroïsme des vaincus ou du traumatisme produit par les naufrages ou les meurtres, autant de cenni storici que Tommaseo décèle jusque dans les ottave giocose.
11h Philippe Salort, L'héritage des Canti Corsi : évolution de la tradition musicale des voceri
Capturé lors de l'offensive française en Lorraine le 20 août 1914, le soldat François Rasori est emprisonné au camp de Königsbrück en Saxe Prussienne le 20 janvier 1915. Au cours de sa captivité, ce musicien amateur participe à une enquête ethnographique menée par une quarantaine de musicologues et linguistes allemands. Le 21 novembre 1916, sous la supervision du technicien Wilhelm Doegen et du romaniste Hermann Urtel, François Rasori est enregistré et interprète diverses chansons napolitaines telles que “Maria Mari”, “Vieni o bella”, des standards de la chanson italienne diffusés sur gramophone. Il livre également un « vocerato corso » qui témoigne de la persistance d'une forme musicale et poétique étudiée soixante-dix ans plus tôt par Niccolo Tommaseo. Lors de la publication des Canti Corsi, la vendetta était sur le déclin. Pour autant la pratique des voceri ne s'éteint pas avec son contexte d’exécution. A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, de nombreuses œuvres vocales, lyriques et populaires voient le jour et puisent leur inspiration dans l’héritage littéraire de Niccolo Tommaseo. L’enregistrement sonore de François Rasori constitue un témoin de ce processus et atteste de la popularité des voceri en tant que représentation folklorique et pittoresque de la Corse.
11h30 Anna Giaufret, Le Dizionario della lingua italiana de Tommaseo : un outil pour la compréhension et l’interprétation de textes écrits en Corse ?
Le Dizionario della lingua italiana de Tommaseo (1861-1874), œuvre fondamentale de la lexicographie italienne, est peut-être aujourd’hui encore un précieux outil pour comprendre et interpréter de nombreux textes historiques. La version numérique, publiée par l’Accademia della Crusca en 2015 rend la tâche du chercheur plus aisée, car elle permet d’effectuer des recherches plein texte. L’attention pour les mots polysémiques et pour leur variation sémantique diatopique, couplé avec le long séjour que Tommaseo fit en Corse où il fréquenta les milieux intellectuels et explora la culture populaire, fait en sorte que ce dictionnaire nous fournit des informations précieuses sur le sens et l’emploi des mots dans les zones périphériques de l’italophonie, au sein de laquelle la langue corse serait « possente, e de’ più italiani dialetti d’Italia » (Tommaseo I 19, cité dans Nesi 2020, LXVII). Au-delà des idéologies et représentations linguistiques spécifiques de l’époque dans laquelle évolue Tommaseo, nous nous attacherons ici à tracer un parcours à travers l’évocation de la Corse dans le dictionnaire afin de vérifier comment celui-ci peut servir à une meilleure compréhension de deux corpus écrits per des scripteurs corses à un siècle d’intervalle environ : les délibérations de la commune de Pioggiola (1787-1797, texte en italien) et la correspondance de la famille Canioni (en italien et en français, 1882-1918).
12h Débat
12h30 Pause Buffet
Après-midi : Contextes européens
Modérateur : Antoine-Marie Graziani
14h Marco Cini, Letteratura nazionale civile e indipendenza italiana. Gli esuli toscani, Pasquale Paoli e il Risorgimento
Dans la péninsule italienne, la (re) découverte de la figure de Pascal Paoli dans la première moitié du XIXe siècle s’insère dans la tentative qui se manifeste dans ces circonstances historiques, d’édifier une littérature nationale susceptible de soutenir le mouvement du Risorgimento. C’est à un tel effort qu’apportèrent une contribution déterminante les exilés qui se rendirent en Corse : en particulier Antonio Benci, Niccolò Tommaseo et Francesco Domenico Guerrazzi, auteurs d’œuvres qui, de diverses façons, contribuèrent à façonner un profil emblématique - et fonctionnel par rapport à la dynamique des crises politiques italiennes - du Général corse. Cependant, le profil qui ressort des œuvres de ces auteurs fut loin d’être homogène, et on peut mieux comprendre leurs différences si on les met leurs œuvres en relation avec la période historique pendant lesquelles elles furent conçues ou publiées : après les mouvements libéraux des années 1830-1831 pour Antonio Benci, à la veille de la première guerre d’indépendance pour Niccolò Tommaseo, après l’échec de la guerre de 1848-1849 et à la veille de la seconde guerre d’indépendance pour Francesco Domeco Guerrazzi.
14h30 Giovanni Kezich, Tommaseo e la chimera dalmata
« Amalgame de jeudi gras et de vendredi saint », selon la caustique définition de Manzoni, la figure de Niccolò Tommaseo se détache dans le panorama italien du XIXe siècle comme un monstre étrange et incompris. Dans son œuvre géniale mais torrentielle et éclectique, dans ses prises de position toujours à contre-courant, en politique comme en littérature, dans sa vie inquiète d’errant, Tommaseo semble incarner l’anxiété secrète de sa terre natale à vouloir entrer de plein droit dans l’histoire des nations européennes. En même temps, par bien des contradictions de sa pensée politique, Tommaseo incarne également le naufrage des espérances de sa patrie qui, même au temps des grands bouleversements nationaux, ne réussira pas à trouver une quelconque identité capable de préserver sa spécificité et restera suspendue, telle une sorte de chimère silencieuse, dans les limbes des pseudo-peuples et des proto-nations. A partir d’une série hétérogène de souvenirs de Tommaseo, on se propose ici d’étudier précisément, en référence à cette « nation manquée » et avec un regard teinté d’ethno-anthropologie, le thème de la construction identitaire dans le contexte des nationalismes du Risorgimento, tout en cherchant à saisir chez Tommaseo ce je ne sais quoi de dalmate, irréductible mais inexprimé, qui en fait une figure si fascinante et si précieuse.
15h Pause
15h30 Francis Beretti, A propos d'une ballade serbo-croate qui inspira Tommaseo
Hasanaginica (« La triste ballade de la noble épouse d’Asan Aga », dans la traduction de Mérimée) est une ballade des Slaves du sud datant de la fin du XIIe siècle. Alberto Fortis l’avait insérée en 1774 dans son Viaggio in Dalmazia, qui eut un grand retentissement. La haute estime que Tommaseo nourrissait envers cette œuvre qui le poussa irrésistiblement à retrouver ses racines dalmates, l’incita à traduire en italien et à publier ses Canti popolari illirici qui constituent un volume des Canti popolari toscani, corsi, illirici e greci publiés à Venise en 1842. La révélation de Hasanaginica, Tommaseo la doit à Adolph Petri Palmedo, consul britannique à Bastia. Une nouvelle traduction en anglais nous donne l’occasion d’évoquer la fortune littéraire de cette ballade.
16h Aurélie Gendrat-Claudel, « Ces poésies, il était temps de les rassembler ». La réception de Tommaseo folkloriste en France
On tend souvent à considérer que la France agit au XIXe siècle comme un puissant modèle littéraire pour les autres nations, et en particulier pour l’Italie, alors dans une position culturelle plus fragile, qui pousse ses écrivains à chercher la reconnaissance des grands auteurs français qu’ils admirent. Sans nier le magistère poétique et romanesque que plusieurs générations d’écrivains français ont exercé sur leurs homologues italiens, on doit cependant constater qu’il peut arriver que le mouvement s’inverse : certains auteurs italiens ont pu se poser en pionniers et en maîtres, à traduire et à imiter. Il y a une dizaine d’années, l’étude de la correspondance d’Achille Millien (1838-1927) m’avait amenée à la conclusion que Tommaseo a occupé le rôle de figure tutélaire dans la réflexion sur la poésie populaire que menait le jeune poète nivernais. En effet, la reconnaissance de Tommaseo comme poète majeur dépend avant tout, pour Millien, de son activité de folkloriste et de sa recherche d’une écriture lyrique d’inspiration populaire.
En me fondant sur les conclusions de ce précédent travail, je souhaiterais tenter, à partir d’une enquête conduite sur les périodiques et sur les préfaces de recueils de chants populaires parus en France au XIXe siècle (de Jean Caselli à Jean-Baptiste Marcaggi), de reconstruire la réception des Canti popolari toscani, corsi, illirici, greci : l’importance et le caractère novateur du travail de Tommaseo sont souvent soulignés par les journalistes et écrivains français, qui parfois reprennent littéralement d’amples passages de son œuvre. Dans cette histoire complexe où se mêlent admiration et émulation, les chants corses occupent une place essentielle, à la fois dans le discours critique et dans les choix qui guident la conception même des anthologies.
16h30 Table ronde conclusive
18h Apéritif de clôture